Enjeux et perspectives du DSA en 9 points

Enjeux et perspectives du DSA en 9 points

Entre les interrogations sur le rôle des réseaux sociaux dans l’actualité et le compte à rebours avant sa mise en application, ces derniers jours ont été l’occasion de partager explications et perspectives sur ce qu’apporte ou non le règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act) et de rappeler les conditions de son succès. Merci aux médias et organisations partenaires pour les invitations (liste en bas de l’article) ! Je suis à bien entendu à disposition pour en parler, corriger si nécessaire et évidemment construire ensemble.

Voici 9 points pour commencer à défricher le sujet :

LE DROIT FACE A L’ACTUALITÉ

1. Non il ne s’agit pas de donner à la Commission européenne et encore moins à un commissaire ou à quelconque administration le pouvoir de bloquer les contenus incitant à la révolte. Le cœur de l’apport du règlement européen est d’instituer une procédure (articles 33 et s.) permettant de nous assurer que les très grandes plateformes mettent en place les moyens nécessaires pour éviter la propagation de risques systémiques, dont les contenus illégaux et les atteintes à l’ordre public, mais aussi les atteintes à nos personnes ou à nos libertés. Il ne s’agit donc pas de se prononcer sur tel ou tel contenu mais sur les moyens mis en place par les plateformes pour remédier à ces risques répondant à des catégories objectives et traditionnelles du droit.

2. Oui il est possible de bloquer l’accès à un site tel qu’un réseau social. Nous pourrions dire que la France est habituée du fait pour ce qui concerne les sites ou pages de sites web et que modalités techniques et juridiques sont nombreuses pour parvenir à cette fin (voir pour une présentation des dispositifs existants cet avis de l’Arcep de 2021 entre autres sources de référence). A l’instar de l’autorité, citons seulement le cas des blocages des sites de jeux d’argent en ligne non agréés, le cas des sites faisant l’apologie du terrorisme et tant d’autres. De même, nous avons désormais une série de décisions juridictionnelles définissant les conditions du déréférencement de certains résultats sur des moteurs de recherche (par exemple en matière de droit à l’oubli). De même que le déréférencement de l’App Store a déjà pu être prononcé (voir dans le cas de Wish). Un dernier cas en date est le blocage de services considérés comme des relais de propagande russe (arrêt du Tribunal de l’Union européenne), dans le contexte de la guerre en Ukraine, lequel s’est étendu sur les magasins d’application et sur certains réseaux sociaux.

3. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de moyens de contournement. Oui il y en a mais pour qui et quel usage ? Le contournement n’est pas aisé. Et c’est justement parce que ces mesures de blocage ont un effet réel qu’il faut les prendre au sérieux. Le premier enjeu quand on parle de restriction d’accès est de garantir le fonctionnement de l’Etat de droit. C’est pourquoi le règlement européen sur les services numériques précise justement (article 51, paragraphe 3 et article 82) les modalités de restriction d’accès aux plateformes telles que les réseaux sociaux : cela doit se faire par le biais de l’autorité judiciaire, un délai de deux semaines destiné à assurer le respect du contradictoire doit être respecté, la mesure peut être prononcée pour 4 semaines renouvelables. Il s’agit de cas où il existe un préjudice grave. Ce n’est que dans le cas où tous les moyens d’action (dont la sanction à hauteur de 6% du chiffre d’affaire) mis en place jusque-là n’ont pas été suffisants, etc. Cela fait beaucoup de paramètres destinés à assurer la proportionnalité de la mesure. Peut-être sont-ils encore insuffisants mais ils existent et sont donc à respecter à ce jour. En l’état cette décision de blocage d’un réseau social ne saurait revenir à l’autorité administrative.

OUVERTURE ET ADAPTATION : UNE NOUVELLE ÈRE DE LA RÉGULATION

4. Au-delà de la question du blocage, il nous faut considérer une chose : nous entrons dans l’ère de la régulation. A nous d’assurer les conditions de son succès. Pendant les 25 dernières années, nous avons vécu sous l’ère de l’autorégulation des réseaux sociaux (section 230 aux États-Unis et directive e-Commerce en Europe). A compter du 25 août, nous allons entrer dans une nouvelle ère : nous allons pouvoir contrôler les moyens mis en œuvre par les très grandes plateformes pour remédier aux risques systémiques qu’elles sont susceptibles de véhiculer. Cela signifie que l’enjeu qui est devant nous sera de définir préalablement les moyens nécessaires les plus pertinents à mettre en œuvre pour nous assurer que tout va bien. C’est là que nous avons besoin d’agir de manière collective, continue et transparente. Nous aurons besoin de l’ingéniosité et de la capacité d’analyse de toutes et tous : associations, chercheurs, personnes impliquées etc. L’exercice de la régulation devra être ouvert et inclusif. Il devra s’ouvrir à l’ensemble des dimensions de la société, un fait tout à fait inédit en matière de régulation et donc un enjeu de taille. En somme, si les réseaux sociaux touchent à la démocratie alors ils doivent être objet de démocratie.

5. Il ne s’agit pas de trouver les réponses aux crises au moment de la crise. La régulation vise à imposer en amont d’un problème donné la mise en place des moyens nécessaires pour faire face aux risques systémiques. Dans un cas de tension sociale forte par exemple, il s’agira alors de mettre en place des protocoles qui permettront de répondre dans des conditions prédéterminées avec les autorités publiques et les parties prenantes au moment où la crise survient. Précisions qu’un article du règlement sur les services numériques est d’ailleurs dédié à l’élaboration de protocoles de crise. A chaque fois, il s’agit de bien définir des « procédures claires » (article 48). Car oui, désolé pour la formule qui peut paraître surannée, mais elle est bien essentielle : procédure est sœur de liberté.

6. Pour défendre l’équilibre de nos libertés, la régulation doit être ouverte et démocratique. Les remèdes respectueux de la liberté d’expression, voire l’enrichissant, sont nombreux (article 35 notamment). Ils peuvent toucher aux modalités à certains types de recommandations algorithmiques tout comme à l’activation de dispositifs d’information des utilisateurs sur la nature légale ou non de certains agissements. Pour protéger nos libertés dans la définition de ces remèdes, il est encore une fois essentiel que toutes les parties intéressées aient leur place à la table pour faire entendre leur voix. C’est de cette manière que nous pourrons nous assurer que sont adoptés les remèdes les plus proportionnés, c’est-à-dire les plus à même à répondre à nos objectifs légitimes et atteignant le moins possible à nos libertés.

REPENSER LES MODÈLES ET LES ARCHITECTURES POUR NOUS DONNER LE CHOIX

7. Pour dessiner les remèdes les plus pertinents et le plus en amont, le plus important est de prendre en compte le fait que « l’architecture est normative » (cf. Lawrence Lessig). Cela vaut pour l’architecture de nos rues comme pour l’architecture technique de nos réseaux sociaux. Alors, pensons de nouvelles architectures techniques pour nous départir des modèles économiques propres à la capture de notre attention. Selon que vous avez une entrée par salons comme sur Reddit (sur les subreddits) ou que vous arrivez sur un flux général comme sur Twitter, vous n’avez pas les mêmes besoins de modération. Lorsque Jimmy Wales crée WT Social il crée un réseau social sciemment non toxique. Il le construit comme tel (avec paiement à l’entrée, modération communautaire et classement des contenus répondant à une logique non commerciale). Nous devons pouvoir penser l’architecture technique des réseaux sociaux de sorte à les rendre moins prompts à nous faire du mal. De nombreuses architectures techniques alternatives aux réseaux sociaux centralisés émergent année après année : Mastodon, Bluesky, Thread, etc. Nous devons les encourager. C’est un des messages portés par le Conseil National du Numerique (CNNum) dans son ouvrage sur l’économie de l’attention Votre attention, s’il vous plaît ! et que nous tentons d’appliquer au quotidien à travers un soutien aux communs. L’ambition est claire : pouvoir au moins choisir le modèle que nous voulons. Cela implique nécessairement de proposer des modèles économiques autres que celui de la publicité plus ou moins ciblée. Qu’il s’agisse de proposer des accès payants ou des mécanismes de fidélisation, nous observons que l’ensemble des réseaux sociaux se mettent à la monétisation directe. Peut-être que la première vague d’innovations à laquelle nous ferons face demain ne sera pas technique mais économique ?

8. Avoir la main, avoir le choix : l’intérêt de la modération contributive. D’autres remèdes existent pour réduire notre dépendance à la velléité des plateformes à plus ou moins modérer les contenus dont elles assurent la publication. Il en va ainsi de notre aptitude à nous confier la capacité de nous protéger de contenus problématiques, et que l’on juge soi-même comme problématique. Ainsi, une piste complémentaire à la modération des contenus publiés sur les réseaux sociaux peut être de confier à l’utilisateur les moyens de définir ce qu’il est prêt ou non à voir : nous devrions être en capacité de choisir les contenus qui nous sont proposés. Certaines fonctionnalités existent en ce sens (nous pouvons empêcher la recommandation de posts contenant certains mots par exemple, mais c’est pour le moins laborieux). Il nous faut aller plus loin et nous voir reconnaître une capacité de moduler à notre guise les recommandations algorithmiques des réseaux sociaux.

9. Dernière étape actuelle de la déconstruction des modèles pour les mettre au service de notre bien-être : reconnaître l’ouverture des réseaux sociaux à l’intégration de fonctionnalités tierces développées par des personnes extérieures aux entreprises contrôlant les réseaux sociaux. Comme l’a très bien identifié Cory Doctorow, face aux réseaux sociaux nous sommes face à une anomalie dans l’histoire des technologies : nous ne sommes pas en mesure d’innover par-dessus. Les réseaux sociaux sont un monde clos où seuls leurs propriétaires sont en mesure d’innover. Nous nous retrouvons alors dépendants de leur capacité à résoudre des problèmes donnés. Mais ce n’est pas normal. La norme en matière de numérique est bien plus de pouvoir proposer qui que nous sommes des solutions aux problèmes posés. Nous voir reconnaître collectivement cette capacité paraît essentiel aujourd’hui. Ainsi, nous devrions pouvoir brancher sur les réseaux sociaux des fonctionnalités qui viennent les enrichir, notamment en les ajoutant sur des applications tierces agrégeant le contenu de nos réseaux sociaux. On pourrait appeler ça le dégroupage des réseaux sociaux, d’autres ont déjà employé l’expression, mais je pense que ça pourra faire l’objet d’un prochain billet car le concept mérite d’être décliné en droit européen. Ouvrir ce chantier nous permettrait de faire tomber le mur qui est devant nous et d’ouvrir le chemin vers des réseaux sociaux plus riches, dans l’intérêt de tous y compris des propriétaires des réseaux sociaux eux-mêmes.

 

Merci à Agathe Bougon pour son aide dans la rédaction de ce post

 

Pour quelques passages et prises de paroles et citations :

- 28’ sur ARTE

- Le Téléphone sonne sur France Inter

- Citations dans Le Figaro

- Citations dans 20 minutes

- Échange organisé le 4 juillet dernier par Internet Society, Renaissance Numérique et le Groupe de recherche "Gouvernance et régulation d’Internet", CIS - CNRS Isoc sur la place du juge dans l’espace numérique

- Plénière de clôture du Forum de la gouvernance de l’internet organisé le 6 juillet dernier sur Internet et vulnérabilité

- Matinée d’échanges organisée le 20 juin dernier avec l’Arcom

 

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